Quand tu ouvres les yeux, rien ne ressemble à ce que tu connais, et pourtant c’est tout ce que tu connais. Le monde est changeant, un coup c’est une vaste étendue désertique et puis, quelques kilomètres de marche plus loin, une vaste forêt, remplies de ruines. Parfois tu trouves des chemins sous terres et des kilomètres de tunnels, des salles souterraines témoignent d’une vie déjà oubliée. Parfois, tu trouves des armes, déchargées (ou pas). Parfois tu trouves des prothèses robotiques. A d’autres moments tu trouves des vêtements, des outils, des vestiges d’une vie communautaire que tu n’as pas connue.
Et puis, à un moment donné, le vent se lève. Et là, à l’horizon, tu reconnais les Brumes. Ces courants venteux qui détruisent le paysage. Des cris résonnent, partout dans le monde. Parce que désormais on se soutient, on se prévient, même si la technologie ne permet plus de communiquer d’un pays à l’autre (de toute façon ils n’existent plus).  Quand les volutes de fumée se lèvent, tu n’as qu’une dizaine de minutes pour courir et t’abriter. Où tu peux. Si possible le plus près du sol. Toutes celles et ceux qui sont restés en hauteur, ou debout ont disparues. Parfois on retrouve des morceaux de leurs corps à des kilomètres et le plus souvent, on ne les retrouve plus jamais.

On ne comprend pas trop ce que sont les Brumes. On sait qu’elles sont ravageuses, d’une durée variable, sur plusieurs kilomètres ou localisées dans un endroit. On ne sait pas d’ailleurs pourquoi cette distance est tant variable. On n’y voit rien, quand les Brumes sont dans ton champ de vision, il y a une partie de l’horizon que tu ne vois plus. Et si, par malheur, tu étais coincé.e dedans, alors plus rien ne serait visible, ni même ton propre corps. Aucune personne à ce jour n’a survécu à ces Brumes.

On estime actuellement qu’on est en 4100. Difficile de le savoir précisément : plus de registres, plus d’entité étatique. Le monde n’est qu’une vaste étendue de paysage différents et, parfois, tu trouves une petite communauté qui survit. Les différents lieux rencontrés ne sont pas revendiqués, pour qui ? Pour quoi faire ? Créer de nouveaux conflits ? La propriété n’existe plus. Tout est à tout le monde et donc à personne.
Toutes les communautés vivent globalement de la même manière : dans un endroit à l’abri des Brumes, trouvant des ressources naturelles, technologiques autour d’elleux. Chacun.e bricole, fabrique ce qu’iels peut dans la limite de ses capacités. La technologie suravancée de nos ancêtres fonctionne parfois. C’est anarchique, on ne comprend pas encore pourquoi des fois ça fonctionne et des fois, non.
Comment communique les communautés entre elles ? Par la parole. La langue est devenue universelle. On ne sait pas trop si tout le monde parle la même langue, ou si tout le monde se comprend. Ce qu’on sait par contre, c’est qu’importe la personne que tu croises, tu es certain.e de la comprendre.
Il n’existe pas de règles internationales écrites, et pourtant un seul mode de vie est admis : la paix. Il n’existe plus de meurtres, plus de crimes, plus de danger. Chacun.e se respecte et se tolère. Les amours se font et se défont, sans conflits, sans rage, sans violence. Le partage est universel, les ressources étant limitées et en accès libre (puisqu’appartenant à tout le monde), personne ne conserve pour son propre intérêt.
Les communautés s’installent où elles peuvent, dans les ruines qui parcourent leur voyage migratoire, ou construisent ce dont elles ont besoin. Parfois, on utilise le campement d’une ancienne communauté, sans que ça ne pose problème à personne. Dans chaque endroit utilisé, dans chaque bâtiment habité, l’usage est de laisser une trace. Quelque part dans un mur, à l’abri des conditions climatiques et des Brumes, où dans un sol, se trouve un carnet, un livre, un enregistrement audio ou visuel, un hologramme, bref quelque chose où on a retranscrit la vie et les savoirs de la communauté qui est passée. Chacun.e se sert et apprend des autres. C’est comme ça que les savoirs se partagent et se conservent.

On parle peu du passé. Car il est sombre. Violent. Maladies. Guerres. Pertes des droits humains. Trop de minorités ont soufferts. Le passé est connu de certain.e.s, pour ne pas l’oublier, pour ne pas recommencer, mais c’est un sujet douloureux. Certes, aucune personne vivante actuellement ne l’a vécu, ne l’a connu. Et pourtant, plaie béante dans le cœur de chacun.e, on ne mentionne pas les ancêtres qui ont parcourus ce monde, laissant la Terre dans une telle misère.

Vivre ensemble, c’est ce qui a été compliqué, voire à une époque, impossible pour nos ancêtres. L’excuse de la race, du genre, de l’apparence physique ou de l’orientation romantico sexuelle ont donnés lieu à des guerres. La violence était toujours une excuse, une justification, au fait de haïr, de détester l’autre. Certes, les militantes de toutes les époques ont cherché à changer ce mode de pensée. Certes, beaucoup se sont battues, ont résistés, à la violence, au recul des droits des minorités. A toute époque, on a caché celleux dans le viseur des autorités. A toute époque, des populations se sont sacrifiées pour le bien commun, pour la survie de leurs proches, voire d’inconnu.e.s.
Et pourtant, ça n’a pas suffi. Alors, quand l’humanité, on ne sait comment, à retrouver la paix, des millénaires après l’anéantissement de la planète, il a été admis que jamais iels referaient les erreurs du passé. Il n’y a pas eu de sommet mondial pour le décider, c’était inscrit dans les gênes de chacun.e. Il n’existe plus de privilèges : qu’importe la couleur de peau, l’âge, la taille, la morphologie, le genre, le sexe, l’orientation sexuelle, l’orientation romantique, chacun.e fait ce qu’iel veut de son corps et de sa vie. Le respect et la bienveillance sont admis, de façon unanime. Le consentement est le socle de la communauté, dans toutes les actions du quotidien. Tout le temps. Même avec des inconnu.e.s.

Le plus gros changement a probablement été le fonctionnement de ces communautés. La notion de famille n’est plus la même. Avec les guerres, les maladies et les violences transgénérationnelles, la reproduction est devenue difficile. Les enfants sont peu nombreux, exceptionnellement rares. Alors, iels sont les enfants de toustes. Il n’existe que de rares occasions de procréer. Il faut parfois plusieurs partenaires, voire des techniques d’insémination artificielle ou de parents porteurs pour pouvoir avoir un enfant. Alors, quand toute une communauté choisit d’enfanter, ce n’est pas le projet d’un couple. C’est le projet de toustes. Chaque enfant fait avancer la communauté. C’est désormais un choix réfléchi, pensé à plusieurs. La vie est dure. La survie d’un bébé est peu garantie. La plupart d’entre nous sont stériles. On ne cherche généralement pas à le savoir, mais on sait que quand une personne réussira à tomber enceint.e, alors il sera nécessaire de conserver (s’iel le désire) cette capacité, pour que, peut-être, un jour, de nouvelles personnes voient le monde.
Alors, lorsque l’un.e d’entre nous tombe enceint.e, chacun.e devient parent.e de ce futur.e enfant. Chacun.e contribuera à son éducation, à sa vie. Iel est l’enfant de tout le monde et de personne en même temps.
De façon assez unanime, aucun prénom n’est donné aux enfants. Chacun.e trouvera son prénom, le moment venu. Iel définira son genre quand iel sera en capacité de le verbaliser. Plus personne n’accorde d’importance au genre, puisqu’il ne conditionne plus la reproductivité, ni l’accès à des privilèges. Alors, à la naissance on accueille une nouvelle personne, qu’on apprendra à découvrir le moment venu.

La majorité est définie à dix-huit ans, puisque c’est à cet âge-là que, souvent, les enfants décident de rejoindre un groupe et de s’investir dans la communauté. C’est à cet âge-là que souvent, iels ont envie de découvrir le monde, d’être utile, de participer vraiment à la vie de la communauté. Bien que les mots violences ou discriminations ne disent plus grand chose, le respect de certaines tranches d’âge est toujours d’actualité. Les violences faites aux enfants et aux corps ont marqué de manière transgénérationnelle l’humanité. Il est communément admis qu’au-delà de cinq années de différence d’âge, les relations romantico sexuelles sont inexistantes.

Le vieillissement est devenu, plus qu’avant, à la fois difficile et facile. Difficile, du fait des conditions de vie. Devenues dures, partout sur la planète, l’endurance et l’activité physique sont indispensables. Certes, les corps vieillissent mieux, car habituées aux variations climatiques et à l’effort depuis le plus jeune âge, car la médecine à traverser les âges et permet de guérir de presque tout. Et pourtant, peu de personnes passent le cap de la cinquantaine. Il existe, par communauté, un.e ou deux ancien.ne.s, mais à ce jour, aucune personne âgée de plus de soixante ans n’a été recensée.

La vie, telle qu’elle fut connue n’est plus autant ritualisée qu’avant. Les unions ne sont plus à vie, elles sont dépendantes des émotions vécues sur le moment. De courte durée, ou de longue durée, avec un.e ou plusieurs partenaires, avec ou sans enfantement, personne n’y accorde d’intérêt. Les émotions comme la possession ou la jalousie sont exceptionnellement rares car peu utiles dans une communauté qui tente de survivre. Il n’existe plus de mariage, plus de pacs, parfois on fête les unions qui durent longtemps, parfois pas. Lorsque la mort frappe, ce qui arrive souvent, on enterre (ou pas) les corps des défunts. On sait que les Brumes passeront et que, probablement, la tombe que l’on a creusée ne sera plus jamais là où on l’a décidé. Alors, parfois on ne s’embête pas et on quitte juste l’endroit où la personne a trépassé.

Les traditions sont quasi inexistantes. Certaines communautés en créent, la plupart savent qu’elles sont éphémères. Appartenir à une communauté n’est ni un choix, ni une obligation. La plupart voyageront d’une communauté à l’autre. Ces mêmes communautés voguant au rythme des Brumes qui enserrent le monde.

A quoi ressemble notre vie ? Cette vie, des millénaires après celle de nos ancêtres ? A vrai dire, elle ressemble plus à de la survie. Il ne nous reste rien de très construit et, le peu de terres qui ont été découvertes ne possèdent pas d’infrastructures pouvant accueillir une très grande communauté. Il est vrai que chacun.e à des bases de bricolage, puisque de toute façon il faut savoir tout faire de ses propres mains : construire, cuisiner, coudre, soigner chasser, cueillir, fouiller, bidouiller, transformer. Chaque découverte doit être utile : tous les tissus doivent être utilisés pour les vêtements, ou les soins, ou le confort, ou l’hygiène. Tous les matériaux durs doivent être utilisés pour la protection, faire à manger, trouver à manger, ou construire de quoi s’abriter des intempéries, ou renforcer les bâtiments en ruines.

La vie est, finalement, une vie paisible. Il n’y a pas de conflits, aucune personne qui cherche à conquérir un territoire, pas d’animaux qui tentent de tuer l’Homme. Les quelques animaux qui vivent sont effrayés par l’humain et cherchent à les fuir le plus possible.
Il existe encore des lieux qui n’ont pas été visités, qui donnent alors leurs ressources aux survivant.e.s que nous sommes. Beaucoup de nos ancêtres avaient peur de la fin du monde et, la plupart des infrastructures pouvaient survivre à la guerre, ou contenir beaucoup de monde. Certes, pas toutes et certes, les Brumes ont fait énormément de dégâts avec les siècles, mais pour autant, il reste suffisamment de nourriture pour pouvoir s’en sortir. Il existe également de quoi purifier l’eau, et la rendre potable. A vrai dire, chaque ruine contient un pack de survie pour une famille de cinq à six personnes. Et comme il existe peu de maisonnées seules, généralement on trouve de quoi satisfaire une communauté. Ce sont probablement les restes de quelques communautés nomades, qui ont vécues là quelques années plus tôt. Difficile de savoir quand peu de monde se croise, ou met des années à découvrir l’existence d’une autre communauté. Quand les ressources sont épuisées, ou qu’il n’y a pas de quoi stabiliser la communauté de façon pérenne, alors un convoi se met en place et toustes quittent alors le lieu.
A ce jour, il y a très peu d’exemples d’animaux domestiqués. Et très peu d’animaux dont les humain.e.s se nourrissent également. Eux aussi ont subis les guerres et les catastrophes naturelles, alors chacun.e reste dans son coin et, quand les deux populations se rencontrent, les humain.e.s choisissent la plupart du temps de les effrayer ou de les éviter. Permettant à chacun.e de vivre tranquillement.

Il n’existe plus de monnaie, plus de finances, plus de bourses, plus de quoi investir. La propriété personnelle n’existe plus vraiment, mais chacun.e récupère ce qu’iel veut, ce qu’iel trouve. En cas de nécessité, le troc reste la meilleure solution. Si le troc n’est pas possible, alors il y a des négociations, des médiations, et les Erudit.e.s remplissent alors leurs missions.

Qui dit plus de finances, dit plus de système capitaliste et donc plus de nécessité de travailler pour vivre. De ce fait, chacun.e fait ce qu’iel veut pour rendre service à la communauté. Il existe tous types de métiers, et chacun.e est libre d’inventer le sien. Il y a toujours des personnes plus douées pour la cuisine que d’autres, certain.e.s qui cherchent à trouver des matériaux pour construire des choses, certain.e.s sont attiré.e.s par la technologie et apprennent à la réparer, pour se servir de ce que nos ancêtres ont laissés. D’autres préfèrent conserver ce qu’iels trouvent, sans modifier, sans détériorer. Et d’autres apprennent à soigner, à comprendre le corps. Et certain.e.s choisissent de prendre le temps de savourer leurs existence, de répondre aux questions par la philosophie, l’art, la découverte d’autres réponses. Bien que peu de monde croient encore aux destins, aux dieux et déesses, il existe des spiritualités animistes, cyborgs, ou encore brumeuses. Certain.e.s voient dans les Brumes le destin et la main des Déités. Ce n’est pour autant pas un courant très répandu et chacun.e reste libre de croire en ce qu’iel souhaite.

En d’autres termes, c’est un peu comme si le temps, l’espace de quelques générations, s’était arrêté. Une vie calme, où l’on construit de quoi vivre, le temps qu’une Brume ne vienne tout détruire et nous force à tout reconstruire. La fertilité n’existant presque plus, les vivant.e.s tentent de faire perdurer ce qu’iels créent, ce qu’iels apprennent ; dans l’espoir que ça serve à quelqu’un.e d’autre. Un jour, sans savoir quand ce sera. Parfois, de nouvelles personnes rejoignent la communauté, le temps d’une pause, le temps d’un trajet, où pour une durée indéterminée. L’espoir existe que, quelque part, dans une zone qu’on ne connaît pas encore, une vie plus installée, plus sédentaire, existerait. Peut-être que, quelque part, une ville à l’abri des Brumes existe. Il ne reste alors qu’à la trouver, ou à la créer.